7
Les origines de Médousa
La gorgone nagea longuement sans trouver quoi que ce soit qui pourrait venir en aide à ses amis naufragés. Elle avait beau scruter l’horizon, il n’y avait pas d’iles, pas de récifs ni même aucun bateau aux alentours. De cette mer, très profonde et sablonneuse, n’émergeait non plus aucun plateau rocheux ni aucun haut-fond propice au repos.
Découragée, Médousa regarda encore et encore autour d’elle sans rien voir d’autre que de l’eau à perte de vue. Comment allait-elle secourir ses amis ? Elle avait promis à Amos de trouver un moyen de les tirer de là et il lui faisait confiance. Il était donc hors de question qu’elle rejoigne le radeau les mains vides, sans solution. Le porteur de masques avait des pouvoirs exceptionnels, Béorf était un courageux combattant, et Lolya une nécromancienne capable de régler par sa magie presque toutes les situations désespérées. Pour sa part, Médousa sentait qu’elle avait peu contribué à l’essor du groupe jusqu’à maintenant. C’est vrai qu’à cause de son apparence extraordinaire, il lui était plus difficile d’acquérir la confiance des gens et de s’imposer, mais à présent, c’était l’occasion ou jamais d’intervenir ! C’était SA chance de démontrer sa juste valeur !
Tandis que la gorgone, de plus en plus anxieuse, réfléchissait à un ou deux plans de sauvetage, de petites bulles commencèrent à se former autour d’elle et, bientôt, c’est un véritable bouillonnement qui l’encercla. Puis, une dizaine de têtes, dont la chevelure remuait comme de petits serpents, émergèrent lentement à la surface. C’était… c’était des gorgones !
Surprise, Médousa remarqua tout de même que ces femmes avaient une belle peau lisse et légèrement bleutée. Leurs cheveux-serpents étaient blonds comme les siens et, malgré l’évidence de leur âge adulte, aucune horrible dent de sanglier ne leur sortait de la bouche. En fait, elles étaient de très jolies femmes qui souriaient gentiment. L’une d’elles la salua :
— Bonjour, petite sœur, serais-tu égarée ?
— Euh… euh… non, en fait oui, mais… je… balbutia Médousa émerveillée par la vue de ses semblables.
— Si tu n’as pas perdu ton chemin, c’est que tu es confuse alors ! lança à la blague une autre gorgone.
— Pardonnez ma drôle de réaction, se reprit Médousa. C’est la première fois de ma vie que je rencontre mes semblables, et c’est aussi la première fois que j’entends ce magnifique dialecte. Bien sûr, vous parlez comme des gorgones, mais… mais en même temps, c’est si différent… c’est tellement plus doux, plus gracieux… c’est tellement beau !
Dans l’eau, les femmes rirent de leur petite voix cristalline. On aurait dit le son d’une pluie fine sur un lac calme.
— Pourtant, c’est aussi ton langage ! lui fit remarquer une autre d’entre elles.
— Je suis si contente que vous m’ayez trouvée, déclara Médousa qui retrouvait un peu de courage. Avec vous, j’ai la forte impression d’être ici chez moi. C’est tellement bizarre, c’est une drôle de sensation de calme et de bonheur. C’est la première fois que je ressens ça à ce point…
— Hum… fit une des gorgones. Je vois d’après ton allure que tu es originaire de la mer Sombre, comme nous. Tu n’as pourtant pas été élevée ici, n’est-ce pas ?
— En effet, j’ai grandi avec d’horribles gorgones vertes, avoua Médousa. Elles étaient laides et méchantes, incapables de tendresse ni de la moindre gentillesse. J’étais toujours seule dans mon coin, dressée par un sorcier que j’appelais « père ». J’ai vécu ainsi jusqu’à mon arrivée à Bratel-la-Grande où un formidable garçon m’a montré la force de l’amitié.
— Oui, voilà. Il existe plusieurs races de gorgones, expliqua la plus jolie du groupe. Celles qui vivent sur terre, dans les contrées désertiques, sont d’affreuses femmes qui s’amusent à faire la guerre et à détruire la vie autour d’elles.
— Mais pourtant, moi, je suis physiquement comme elles et non pas comme vous ! Je suis de leur race, j’ai la peau verte, regardez ! s’exclama Médousa qui n’y comprenait rien.
— Faux, répondit son interlocutrice. Elle est bleue, ta peau…
Incrédule, la jeune gorgone regarda ses bras, puis ses mains. Elle s’aperçût qu’elle avait effectivement la peau bleutée.
— Mais que m’arrive-t-il ? Je ne comprends pas ! s’écria Médousa, un peu sonnée. Vraiment, je ne comprends pas…
— Laisse-moi finir et tu auras ta réponse, petite sœur. Lorsque les êtres de notre race sont exposés longuement à l’air, leur peau se déshydrate et prend une couleur verte. Mais plongée quelques heures dans l’eau salée, elle reprend progressivement sa couleur originale. Il en est ainsi pour toutes les créatures de notre espèce. Maintenant, laisse-moi tenter d’expliquer ce qui test peut-être arrivé. Je pense savoir pourquoi tu as grandi avec les gorgones de terre et non pas avec nous, ici, dans la mer Sombre. Non, attends. Avant, viens plutôt avec moi, j’ai quelque chose à te montrer.
Médousa, ayant toujours en tête ses amis naufragés, se dépêcha de suivre les gorgones qui plongèrent toutes en s’amusant. Elles nagèrent ensemble sous l’eau puis descendirent et descendirent toujours plus profondément jusqu’à ce qu’elles atteignent… une ville… une ville sous-marine !
Comme Médousa s’en approchait, elle vit des dizaines de gorgones qui nageaient gracieusement aux abords de cette étonnante cité faite d’épaves. Une multitude de coques de navires abandonnés s’emboîtaient les unes dans les autres pour former les habitations. À un endroit, de grands voiliers à trois mâts côtoyaient d’anciennes embarcations de pêche dans de savants assemblages aux allures fabuleuses. On pouvait facilement reconnaître quelques vaisseaux sumériens, quelques anciens modèles de drakkars et plusieurs voiliers de commerce du style de ceux que l’on construisait à Arnakech. Accrochés aux maisons, des voiles et des drapeaux de toutes les nations se balançaient au gré des courants marins. Un peu plus près d’elle, Médousa remarqua que tous les navires, du simple rafiot au plus gros bâtiment, avaient été récupérés et assemblés, ce qui donnait cet impressionnant enchevêtrement de coques, de morceaux de bois ou de fer recouverts d’algues. Depuis des milliers d’années, les gorgones travaillaient à ériger leur cité. Elles y avaient cultivé des jardins d’anémones et de luxuriantes plantations d’étoiles et de concombres de mer. On y trouvait aussi plusieurs élevages de crabes et de crustacés divers, des bancs de poissons gardés comme des troupeaux de moutons et d’innombrables cultures d’algues, d’épongés et de coraux. Il y avait aussi un bon nombre de statues représentant des guerriers minotaures, des humains et des humanoïdes dans diverses positions d’attaque ou de défense, et tous avaient une expression de terreur sur le visage. Ces ennemis de jadis pétrifiés servaient désormais d’ornements à la ville.
Le petit groupe de gorgones pénétra dans la ville et nagea vers le quartier Est. On trouvait dans cette partie de la cité de plus petites embarcations. Après avoir bifurqué trois ou quatre fois entre quelques ruines aménagées, la bande d’amies passa par l’écoutille d’un bateau de pêche renversé pour arriver dans une charmante demeure ! À son grand soulagement, Médousa put enfin respirer lorsqu’elles sortirent de l’eau. Excepté Médousa qui préféra rester debout, elles s’assirent un peu partout dans l’unique pièce de l’habitation.
— Tu te demandes sûrement pourquoi il y a de l’air ici, sous des tonnes et des tonnes d’eau ? demanda une gorgone.
— Oui, justement, cela m’intriguait, répondit Médousa. En tout cas, cela fait du bien. Je n’ai pas l’habitude de retenir mon souffle aussi longtemps et j’avais hâte de respirer un bon coup.
— Tu verras, c’est très ingénieux. Toute la cité est construite sur un courant d’air qui provient d’une faille souterraine et c’est une énorme grotte, sous la mer, qui libère sans cesse de l’oxygène. Nos ancêtres ont trouvé une façon de récupérer cet air et de le faire circuler dans toutes les épaves. Par contre, ne me demande pas comment tout cela fonctionne ! Bon, voilà… Ici, tu es chez moi. Je me nomme Doriusa. Nous t’avons amenée ici pour que tu voies notre cité, c’est ce que nous voulions te montrer ! Pas mal, n’est-ce pas ?
Médousa, encore grandement impressionnée par tout cela, acquiesça de la tête. Cependant, son esprit était trop occupé par ses amis restés à la surface pour véritablement apprécier cette visite.
— Je vais chercher à manger ! dit soudainement une autre gorgone en se jetant à l’eau par l’écoutille.
— Aimes-tu les crustacés ? demanda Doriusa à son invitée.
— Je ne sais pas. En général, je mange des insectes ! répondit Médousa.
— Ouache ! Quelle horreur ! s’écrièrent les gorgones en chœur.
— Un vrai régime terrestre ! se moqua Doriusa. Ici, nous ne mangeons que de la nourriture de première qualité. Notre régime est à base de produits de la mer que nous cultivons nous-mêmes. Assieds-toi et repose-toi… Tu peux considérer ma maison comme la tienne !
Médousa prit place sur un gros coussin fabriqué à partir d’une voile de bateau.
— Ce que je t’expliquais tout à l’heure, à la surface, enchaîna Doriusa, c’est qu’il existe plusieurs races de gorgones ; mais la légende dit que nous sommes toutes issues de la même mère, la belle Méduse. Et je suppose que je ne t’apprends rien en disant qu’une nouvelle gorgone naît chaque fois que nous perdons un cheveu-serpent ?
— Oui, en effet, je le savais, confirma Médousa, attentive aux paroles de Doriusa.
— Dans notre communauté, continua Doriusa, nous prenons ces jeunes serpents et les plaçons dans un grand incubateur. Ensuite, nous supervisons toutes les étapes de leur croissance jusqu’à ce qu’ils deviennent de belles gorgones comme nous !
— Donc, comme je vous ressemble autant, j’en déduis que je suis originaire de votre ville ! s’exclama Médousa. Au fond de moi, je savais bien que je n’étais pas comme ces horribles gorgones terrestres. Ce qui voudrait dire que je ne me transformerai pas en monstre à mes dix-neuf ans et demi ?
— Non, tu demeureras telle que tu es, la rassura Doriusa. Cette mutation ne s’applique qu’aux gorgones terrestres. Tu es une gorgone de la mer Sombre et aucune d’entre nous ne se transforme, ni de la tête ni du visage !
— Mais tout cela n’explique pas pourquoi je me suis retrouvée sur terre !
— Alors voilà. Il y a plusieurs années, expliqua Doriusa, un tremblement de terre causé par la faille souterraine a détruit notre incubateur et des dizaines de jeunes gorgones, encore à l’état de serpent, furent perdues dans la mer. Tu dois être une de celles-là !
— Ce qui expliquerait bien des choses… ajouta Médousa. Ensuite, je me serais échouée sur une plage, et c’est le sorcier Karmakas qui m’a alors récupérée, éduquée et forcée à joindre son armée de gorgones. Les autres ne m’ont jamais dit que je n’étais pas de la même race qu’elles ! Elles m’ont fait des misères et m’ont humiliée parce que j’étais différente ! En fait, elles étaient peut-être jalouses…
— Dans la vie, lança Doriusa, il faut savoir qui l’on est et d’où l’on vient, mais surtout, il faut avoir le ventre plein ! Mangeons ! Le repas arrive…
L’instant d’après, c’est les bras chargés de vivres qu’une de la bande rentra par l’écoutille. Toutes se lancèrent tête première dans la nourriture.
Tout en croquant à pleines dents dans les crustacés, les fruits de mer et les anémones, Médousa raconta à ses nouvelles amies sa rencontre avec Béorf à Bratel-la-Grande. Elle parla aussi d’Amos et de sa formidable mission de porteur de masques, elle fit l’éloge de Lolya et de sa magie, et relata l’aventure qui l’avait menée là, sur la mer Sombre. Elle raconta l’histoire de ses lurinettes et finit même par leur confier la passion secrète de la nécromancienne pour Amos. Doriusa, séduite par le récit de Médousa, posa beaucoup de questions. Les habitantes de la cité sous-marine n’étaient jamais allées bien loin, et le monde extérieur les passionnait.
— Et ce Béorf, intervint une des gorgones, compte-t-il beaucoup pour toi ?
— Oui, je l’aime beaucoup, souffla Médousa en rougissant. C’est grâce à lui si je suis toujours en vie. C’est un ami bon et fidèle qui n’hésitera jamais à mettre son existence en jeu pour aider les autres. À force de le côtoyer, j’apprends beaucoup sur la noblesse des sentiments. D’ailleurs, je voudrais tant lui venir en aide présentement, mais j’ignore comment…
— Explique-nous, Médousa, dit Doriusa. Nous pouvons peut-être faire quelque chose ?
— Notre drakkar a été coulé par les Sumériens et mes amis sont naufragés sur un radeau de fortune, expliqua Médousa. Comme je suis bonne nageuse, ils m’ont envoyée en éclaireur pour trouver une île, un récif, un bateau… Enfin, n’importe quoi qui puisse leur venir en aide et les sortir du pétrin ! Je vous ai bien trouvées, mais cela n’aide en rien leur condition. Je ne sais pas quoi faire et la situation me désespère. Amos, Lolya et Béorf arrivent toujours à trouver une solution à tout, alors que moi…
— Ne t’inquiète pas, petite sœur, la rassura Doriusa, nous allons te venir en aide. Tes amis m’ont l’air de compter beaucoup pour toi. Je dois avouer que je suis un peu jalouse… Les gorgones ne réussissent jamais à se faire aimer des autres races, et nous devons toujours vivre cachées, dans les montagnes ou sous la mer. Mais toi, tu as réussi là où nous avons toutes échoué ! Tu as réussi à te faire aimer et respecter de deux humains et d’un hommanimal. Pour cela, tu mérites notre aide !
— Tu as un plan ? questionna Médousa, excitée.
— Un plan très simple, continua la gorgone. Tu nous as dit que tes amis flottaient sur un radeau ? C’est bien cela ?
— Oui, c’est bien cela.
— Alors, nous allons le tirer jusqu’à la côte ! Si nous halons toutes ensemble, je pense que nous arriverons à la plage du Sud en moins de deux jours. Si vous êtes d’accord, les amies, nous avons une grande aventure à vivre ! Faisons des provisions pour nous et pour les naufragés.
La petite bande poussa un cri de ralliement et s’activa en vue du sauvetage. Médousa poussa un cri de joie. Elle avait réussi sa mission.
***
Sur le radeau, Amos et Lolya attendaient le retour de la gorgone. Béorf, remis de la perte de son drakkar, s’inquiétait pour Médousa :
— Vous auriez dû me demander mon avis avant de la laisser partir ! reprocha le gros garçon à ses deux amis. Elle est toute petite et la mer est si grande… Je suis certain qu’il lui est arrivé malheur !
— Calme-toi, Béorf ! le gronda Lolya. Médousa est aussi mon amie et je crois en elle. Je sais que nous n’avons pas de nouvelles depuis presque une journée, mais ce n’est pas une raison pour désespérer. Si un malheur lui était arrivé, je suis certaine que je l’aurais senti…
— Facile à dire, répondit l’hommanimal, rongé par l’inquiétude. Elle doit être perdue en mer ! Je la trouve parfois imprudente, mais surtout, elle est inexpérimentée ! Si c’était Amos qui était parti chercher de l’aide, je dormirais sur mes deux oreilles. Amos Daragon arrive toujours à bout de tout, mais Médousa…
— Merci bien, Béorf, répondit Amos un peu surpris. Alors, tu ne t’inquiètes jamais pour moi ?
— Oui, mais là, ce n’est pas la même chose ! s’impatienta Béorf. Médousa est… elle est fragile…
Une voix familière se fit alors entendre :
— Ah, comme ça, je suis fragile ! rigola la gorgone, bien accoudée au radeau.
— Ouf, elle est de retour ! soupira le gros garçon, soulagé. Je vais enfin pouvoir être tranquille.
— Tu es là depuis longtemps ? demanda Lolya, très contente de revoir son amie.
— Assez longtemps pour voir que Béorf était trop inquiet, et que toi et Amos ne l’étiez pas assez !
— Et à te voir aussi radieuse, ajouta le porteur de masques, je suis certain que tu nous arrives avec une solution ! Mais… mais… Tu as changé de couleur ? Tu es bleue maintenant !
— Voilà autre chose ! s’écria Béorf. Rien de grave, j’espère ?
— Non, je vous expliquerai plus tard. Pour l’instant, prenez ces cordes et faites en sorte que tout le monde s’entasse sur le radeau. Je vous propose une petite balade vers la côte !
Barthélémy hurla soudain :
— Des gorgones ! Là, juste là, sous l’eau ! Nous sommes entourés de gorgones ! Ton amie nous a trahis, Amos ! Nous sommes attaqués !
— Mais NON ! répliqua Médousa, impatientée. Je ne vous ai pas trahis ! Ce sont des amies et si elles n’émergent pas, c’est justement pour ne pas menacer votre vie et risquer de vous transformer en pierre. Elles ont des vivres à vous offrir, mais… si vous préférez, je peux leur dire de partir. Vous pourrez sans doute vous débrouiller seul, Monsieur le grand chevalier méfiant !
Barthélémy se renfrogna et, sans s’excuser, enchaîna ironiquement :
— Il faut avertir, ma petite, quand tu amènes tes copines. Nous, les chevaliers, sommes plus habitués à vous trancher la tête qu’à vous faire confiance !
— Si je me rappelle bien, rétorqua Médousa, vous étiez pétrifiés bien avant d’avoir tranché une seule tête, à Bratel-la-Grande ! Est-ce que je me trompe ?
Le chevalier devint rouge de rage et ravala amèrement sa colère.
Les minotaures et les gorgones ne faisaient pas non plus très bon ménage. Cette soudaine apparition aquatique avait complètement paniqué l’homme-taureau. Minho était particulièrement agité, et Amos dut lui adresser quelques mots dans sa langue pour le calmer.
Malgré de lourdes tensions interraciales, les gorgones et les chevaliers réussirent à travailler de concert. De solides cordes furent attachées au radeau, et la bande de Doriusa commença à tirer les naufragés vers la côte Sud. Médousa était en tête des nageuses, fière et contente d’avoir pu aider ses amis.